Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger,
raconte un almanach de la région, partit un jour d'été de l'année 1738 pour la forêt
de l'Untersberg. Il ne revint pas, et ne se montra nulle part ailleurs. On tint finalement
qu'il s'était perdu ou qu'il était tombé d'une paroi rocheuse. Quelques semaines plus
tard, son frère fit dire une messe pour le disparu, aux communaux où se trouve un
pèlerinage aux environs de la montagne. Or, durant la messe, le chasseur entra dans
l'église pour rendre grâce à Dieu de son retour miraculeux. Mais de ce qui lui était
arrivé, de ce qu'il avait appris dans la montagne, il ne souffla mot, il resta muet et
grave, et déclara qu'il n'y avait rien à dire de plus que ce qu'avait écrit là-dessus
Lazarus Gitschner : les enfants et petits-enfants ne devaient en apprendre guère plus. Ce
Lazarus Gitschner pourtant n'avait rien vu qu'une galerie sous le Königsee et l'empereur
Frédéric, devenu fantôme sur le Welserberg, aussi un livre avec des prophéties et tout
ce qui était déjà par ailleurs entré dans les légendes. Impossible de tirer autre
chose du chasseur. Mieux, en pleine contradiction avec sa nature antérieure, il devint
bientôt complètement muet. L'archevêque Firmian de Salzbourg avait aussi entendu parler
de la disparition et de la réapparition énigmatique du chasseur, il le fit appeler. Mais
Hulzhögger resta tout aussi muet devant le prince de l'église ; à toutes les questions
il répondait qu'il ne pouvait ni ne devait rien dire de ses aventures : seule la
confession lui était permise. Après la confession, l'évêque abdiqua sa charge
pastorale et se tut jusqu'à sa fin. Elle ne tarda pas à survenir pour l'un comme pour
l'autre : elle fut paisible, dit-on.
Ernst Bloch, Traces, Gallimard, 1959
L'utopie concrète
d'Ernst Bloch: une biographie
Arno Münster
Paris, Editions Kimé, 2001, 388 p.
Si on assiste, au cours de ces dernières
années, à un retour en force de Walter Benjamin dans le panorama de l'édition
francophone, tel n'est pas le cas de son contemporain Ernst Bloch. Tout au contraire, cet
autre « marxiste hérétique » et adepte d'un messianisme laïcisé, semblait
être tombé dans l'oubli auprès des éditeurs.
C'est de ce constat, comme de celui qu'aucune
biographie sérieuse du philosophe allemand ne soit accessible en français, que part Arno
Münster pour nous offrir un vaste panorama de la vie et de l'úuvre de Bloch, paru l'an
passé aux Editions Kimé. Entreprise ardue s'il en est puisque l'existence de Bloch
(1885-1977) couvre la majeure partie du 20e siècle.
L'ouvrage de Münster est à la fois un récit
biographique « classique » de la vie de Bloch et une introduction à
l'ensemble de son úuvre. En effet, l'auteur mêle à son récit chronologique une analyse
serrée des écrits de Bloch. Il se penche également sur les conditions de production des
ouvrages du philosophe. Conditions souvent précaires puisque Bloch vécu sans revenus
réguliers jusqu'à sa nomination comme professeur à l'Université de Leipzig, en 1949.
Il révèle, enfin, l'existence de Bloch dans toutes ses dimensions, montrant notamment
l'importance des femmes de Bloch - particulièrement celle de Karola Piotrowska, qui
partagea la plus grande partie de sa vie - dont la présence et le travail ont rendu
possible l'immense úuvre du philosophe, en lui épargnant la majorité des soucis
matériels et quotidiens.
Sur le versant biographique
« classique » de l'ouvrage, le mérite de Münster réside principalement dans
une restitution du parcours de Bloch qui n'en gomme ni les aspérités, ni les
contradictions. En effet, il n'élude pas le grand écart existant parfois entre les
conceptions philosophiques de Bloch et certaines de ses analyses et (non-) prises de
position politiques. Que ce soit son soutien aux procès de Moscou, exprimé dans un
article de la Neue Weltbühnede Prague de mars 1937. Ou qu'il s'agisse de son
silence, en 1953, lors de la répression des manifestations de Berlin-Est, alors qu'il
était professeur à Leipzig.
Sur le plan de l'analyse des écrits, Münster
suit chronologiquement la formation et le développement de la pensée de Bloch. Si l'on
excepte un aspect téléologique dans sa présentation - on a parfois l'impression,
surtout au début du livre, que le biographe veut absolument trouver dans les premiers
ouvrages de Bloch l'ensemble de l'úuvre en germe - l'effort de présentation quasi
exhaustive de l'ensemble d'une úuvre riche et complexe est un pari difficile et réussi.
L'intérêt principal de cette biographie
réside probablement dans la place particulière que Bloch occupe dans la constellation
des marxismes. A égale distance de la pétrification de la pensée de Marx par
l'orthodoxie stalinienne et du scientisme réformiste de la social-démocratie, Bloch se
pose en critique de la « sous-alimentation de l'imagination socialiste».
Ainsi, il va lui-même explorer les potentialités subversives de l'imagination en se
départissant de la « suspicion idéologique sans distinction à l'égard de
toute idée» qu'il perçoit chez de nombreux marxistes adeptes d'une vision
mécaniste des rapports entre base et superstructures.
Cette exploration l'amène notamment à
revaloriser l'utopie comme force motrice de la révolution. Dans ce cadre, il est
nécessaire de différencier l'utopie blochienne des utopies traditionnelles. La
spécificité de l'utopie chez Bloch réside dans son caractère concret. Son utopie est
concrète parce que, paradoxalement, elle n'offre pas de contenu, elle n'est pas une Cité
du Soleil à la Campanella, une définition dangereusement verrouillée de la
société future. Elle est concrète en tant que perspective « non-encore »
existante mais néanmoins déterminée par les lignes de force du présent au sein duquel
elle s'élabore. Pour Bloch, l'utopie se construit par la compréhension du passé et du
présent et non par le rejet abstrait de l'état de choses existant, elle est docta
spes, espoir en connaissance de cause : « Aussi bien la prudence
critique, qui détermine le rythme de la marche, que l'attente fondée, qui garantit un
optimisme militant en considération du but, sont déterminées par l'intelligence du
corrélatif de la possibilité ». Ainsi conçue, l'utopie dénaturalise l'ordre
des choses et ouvre le champ des possibles. C'est en suivant cette voie que Bloch cherche
dans le passé - comme dans son étude consacrée à Thomas Müntzer (Thomas
Müntzer : théologien de la révolution) - les traces de projets d'émancipation
réprimés pour réactiver leur charge utopique révolutionnaire. De même, il
fouille le présent - notamment dans les Traces berlinoises - à la recherche
d'indices d'éveil de la conscience à la possibilité d'un autre avenir.
La détermination de la source
nourrissant l'utopie ouvre un autre volet de la pensée blochienne : la centralité
de la subjectivité. En effet, dans sa construction, l'utopie plante ses racines au plus
profond de la subjectivité humaine, qui s'extériorise dans les « rêves
éveillés». C'est ainsi la conscience anticipante qui fonde l'activité
utopique comme affirmation d'une pensée radicalement neuve par l'interprétation des
« rêves diurnes». Bloch pose par là une conception optimiste de la
conscience et de la subjectivité qui le place à la fois en rupture avec le
« marxisme officiel » - qui se préoccupe très peu du problème de la
conscience - et avec la théorie freudienne. Münster souligne la critique que Bloch
adresse à la psychanalyse freudienne, en quoi il ne voit qu'une « science de la
régression rattrapée » marquée de manière indélébile par son origine
bourgeoise. Ainsi c'est son caractère bourgeois qui interdirait à l'inconscient freudien
d'avoir accès au « non encore conscient », qui est, chez Bloch l'un des
premiers pas vers l'émancipation.
Si cette conception de la conscience peut
paraître par trop optimiste, elle reste un plaidoyer pour la confiance en la part
inaliénable de subjectivité de tout être humain, sans laquelle tout projet
d'auto-émancipation ne serait qu'un slogan... - Raphaël Ramuz