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« L' Union plénière du civilisé avec le
sauvage » selon Reclus
par Joël Cornuault
Comme chez Kropotkine, mais à la différence de Proudhon,
par exemple, dont la doctrine repose sur l'économie et la sociologie, l'anarchisme de
Reclus est d'orientation spatiale, culturelle et sociale à la fois. L'idée que je
voudrais soutenir dans ces notes est qu'il déploie dans ces trois dimensions une pensée
élargie à l'ensemble des sociétés dans le temps et dans l'espace, et non seulement au
monde du XIXe siècle. J'essaierai de le faire en des termes qui me paraissent compatibles
avec l'esprit de Reclus, plutôt qu'en memparant du sujet brutalement, comme d'un
document scientifique à soupeser et contrôler.
*
Sans doute, étudiant, Reclus avait fait déjà des
lectures Owen, Proudhon, Leroux développant, comme il le dit de son propre
frère Élie, son sens de la « vie idéale, d'imagination, de haut désir. » Mais
il tint à nous faire savoir que ce n'est pas dans les livres qu'il s'éduqua. Que c'est
en premier lieu dans la « libre nature », l'expression est courante à son époque, en
Europe d'abord, en Amérique ensuite et surtout. Que c'est au plein vent de marches et de
voyages, dans la géographie vécue, qu'il puisa des exemples d'anarchisme. Où sont, en
effet, dans un paysage proche encore de la nature inconditionnée, les divisions
administratives et militaires auxquelles à abouti l'homme du XIXe siècle et qu'il s'imagine intangibles ? Où sont, dans les circonstances
naturelles, les meurtrissures infligées par l'exploitation sans frein des richesses de la
faune et de la flore ? En quoi travail et ensemencement de la terre impliquent-ils cette
frénésie de titres de propriété, ces souverainetés arbitraires ? La géographie se
modifie constamment dans le temps « la terre est vivante », écrit Élisée dans
l'un de ses premiers articles , et ne saurait se stabiliser à un quelconque stade
de son évolution. Mais l'État, lui, n'est pas naturel dans son essence, ni les
séparations géographiques devenues « frontières de convention, toujours incertaines et
flottantes »,
ni aucune des contraintes et des barrières religieuses, morales, juridiques
que les hommes regroupés en société pour survivre se sont imposées.
Lorsqu'on voyage comme Élisée Reclus sur les terres
américaines (en Colombie tout spécialement), dans des espaces vierges ou peu habités,
on a toute latitude de concevoir en imagination ce que serait une humanité autre
(on est d'ailleurs suffisamment écuré par celle que l'on a sous les yeux le
marché aux esclaves de la Nouvelle-Orléans en ces années 1855 pour le
souhaiter). Il nous le dit lui-même, et nous aurions grand tort de ne pas donner à sa
phrase tout son relief ou d'y voir quelque clause de style dans la doxa des écrivains du
temps : « (...) J'ai contemplé la nature d'un regard à la fois candide et fier, me
souvenant que l'antique Freya était en même temps la déesse de la Terre et celle de la
Liberté. »
N'oublions pas que la liberté est à l'époque
d'Élisée un thème anarchiste en profondeur (l'étymologie ne laisse pas de doute à cet
égard), surtout lorsqu'elle se combine avec un désir d'espace.
Bref, face à la nature, suffisamment retiré des
uvres humaines pour laisser vaguer sa pensée (cela lui « permet de voir les choses
de haut », dira son neveu Paul, sans quintervienne
aucune autorité extérieure, mis en relation avec l'infini cosmique (c'est-à-dire dans
ces moments de disponibilité où l'ordre social donné ne s'interpose plus entre
lindividu et sa conscience de la vie et du monde), Reclus retrouvant la source,
retrouvant le regard premier, se prend à rêver à une humanité qui s'inspirerait de la
fraîcheur et de la limpidité du ruisseau, de l'air des montagnes dans sa physionomie
sociale même.
L'anthropologie naissante ne dément pas cette intuition.
Au contraire, lorsque Reclus revient auprès des livres, qui ne le quittent jamais
longtemps en vérité, elle le renforce dans ses impressions et dans sa sympathie pour les
peuples autochtones. Les Aeta des Philippines ou encore les Aléoutes, lui apprennent les
spécialistes de son temps, ont atteint une douceur des murs et « une appréciation
sereine de la vie » que maints Européens ou Américains moyens pourraient leur envier.
Ces peuplades, croit devoir en conclure Élisée, sont restées dans un « naturisme
primitif » qui ignore castes et classes. L'état de naïveté, d'innocence, avec lequel
renoue brièvement l'amant de la nature pendant la parenthèse de sa rêverie ou pendant
son voyage loin de la civilisation, ils ne l'ont jamais perdu, ils le vivent en
permanence.
*
Comme tous les
rêveurs de mondes saisis par le désir de recommencement qui l'ont précédé ou lui ont
succédé, Reclus peut dès lors développer, sans remettre en cause le passage de la
nature à la culture, l'outillage, la percussion du silex et ainsi de suite, une vision
dans laquelle passé et avenir, origines et fins de l'humanité coexistent. De même que
le primitif a accouché de l'homme civilisé, celui-ci, par un formidable phénomène de
récurrence, devra réaliser l'homme primitif dans la société future. Ce sera une
organisation libre, basée sur l'aide mutuelle qui peut être observée dans le règne
animal, à un degré inconnu tant du civilisé actuel que du primitif ancien en
quoi il ne s'agira pas d'un de ces éternels retours, une nostalgie de l'état antérieur
des choses, une régression préhistorique. Mais bien l'avènement d'une situation
nouvelle : Reclus nest pas requis par la « réalité magique » des peuples
antérieurs et de leur culture, dont il ne cèle aucunement à ses lecteurs la dureté et
parfois la férocité ; et il n'est pas davantage en quête de racines qu'il ne prétend
sauver quoi que ce soit de l'oubli. Toute
cette problématique appartient à notre temps plutôt qu'au sien. L'âge d'or est devant
nous, pense-t-il ; la graine primitive gît endormie sous la couche civilisée. Il est
possible qu'elle s'éveille, transformée.
C'est cette perspective générale, appelée dans L'Homme et la Terre« l'union plénière du
civilisé avec le sauvage », que Reclus voit s'actualiser dans les pays occidentaux où
certains de ses compagnons et lui-même pratiquent le végétarisme, le naturisme, la
marche au long cours ou l'alpinisme. Par ces disciplines de vie, l'homme policé s'efforce
de recouvrer, timidement encore, les « énergies », d'ordre physique mais aussi
mentales, qui étaient dévolues à l'homme premier et que des modes de vie toujours plus
mécaniques ont atrophiées, déséquilibrant le développement harmonieux de la
personnalité humaine.
La vision généralement classique de Reclus (avec ses
attributs de la mesure, de la délicatesse, de la perception fluide du réel), ainsi que
le positivisme qui la marque, tempérant ce qu'elle pourrait avoir d'irrationnel, se
combinent en ce point à des traits romantiques, qui ont peut-être été sous-évalués
jusqu'alors par les commentateurs et que Marvin Mikesell a exagéré pour sa part en
faisant d'Elisée un « produit du mouvement romantique ».
À la différence d'un Oberman, par exemple, l'homme
reclusien ne cherche pas sa jouissance solitaire dans un cadre géographique adapté aux
moindres tyrannies de son humeur et de ses nerfs, pas plus qu'il ne cultive l'idée, qui
rôde souvent dans ces parages, que la civilisation et le siècle seraient aussi
irréductiblement mauvais que le monde originel serait pur. Si Reclus nous semble souvent
faire preuve de simplisme (mais la complexité d'aujourd'hui n'est qu'un simplisme à
venir), il ne succombe pas à celui-là. Le rêve de nature et de naturel qui traverse
toute son uvre, ne se sépare jamais longtemps chez lui d'un rêve d'histoire et de
culture : il semble même au contraire l'impliquer. La jouissance qu'il connaît à
l'échelle de sa personne (et pour la connaître, il faut vivre près de la nature, faire
un peu Oberman et Jean-Jacques, dépasser, ne serait-ce que mentalement, le côté
arbitraire, relatif, passager, des constructions civilisées), il la désire pour tous. Il
ne reprend pas le chemin seul. Comme s'il voulait apporter aux humains la bonne nouvelle de la nature.
Bien sûr, cet individu éprouve des déceptions, dont il
demande à la mère nature de le consoler : « Des hommes que j'appelais mes amis,
écrit-il dans Histoire d'une montagne,
s'étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l'humanité tout
entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m'avait paru
hideuse. Je voulais à tout prix m'échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver dans
la solitude, ma force et le calme de mon esprit. Sans trop savoir où me conduisaient mes
pas, j'étais sorti de la ville bruyante, et je me dirigeais vers les grandes montagnes
dont je voyais le profil denteler le bout de l'horizon ». Mais il ne cache pas le besoin où il est
d'autrui, de ceux qu'il appelle dans les mots de son temps « ses frères », et qu'il
n'aborde pas tels qu'ils se sont fardés et nippés des « attributs extérieurs de la
civilisation », comme il dit. Mais dans leur nudité essentielle. Cherchant en eux le «
compagnon fidèle dans l'échange des sentiments et des idées ». Il ne ressemble pas à
nos contemporains qui baptisent « autonomie » leur égoïsme ; cultivent des liens
nombreux et faibles, comme disent très justement les sociologues , n'attendent des
autres la révélation de rien de vivant, de rien d'humain ; seulement qu'ils leur
procurent le même type de satisfaction que des marchandises et des machines utiles à
leur confort.
L'homme reclusien se tient à mi-distance de la solitude
romantique et de la grégarité collectiviste ; presque toute l'uvre de Reclus se
laisserait interpréter, je crois, selon cet axe, qui fait le cur d'une même
discussion menée sous plusieurs angles, tour à tour philosophique, historique et
ethnologique dans les dernières pages de L'Homme et
la Terre, où il pèse les avantages et les inconvénients respectifs de la sauvagerie
et de la civilisation, l'une devant à l'avenir corriger dialectiquement l'autre.
Et Reclus de noter l'alliance inattendue, dans la
mythologie révolutionnaire, de deux contraires apparents : l'homme très ancien et
l'homme à venir. « "Revenir à la nature", tel fut le cri de Jean-Jacques, et,
chose bizarre, cet appel pourtant si contraire à celui des "Droits de l'Homme et du
Républicain", se retrouve dans le langage et les idées du temps », observe Reclus,
qui poursuit : « De nos jours un mouvement analogue de "retour à la nature" se
fait sentir et même d'une manière plus sérieuse qu'au temps de Rousseau, car la
société présente, élargie jusqu'à embrasser l'entière humanité, tend à s'assimiler
d'une manière plus intime les éléments ethniques hétérogènes dont les civilisés
progressifs étaient restés longtemps séparés. »
*
Expérience solitaire, ressentie par chacun au centre
profond de lui-même, par les sens et l'intelligence, la géographie vécue, pratique,
amena également Élisée Reclus à se porter vers les sociétés et les hommes. Les plus
proches comme les plus lointains. Ceux dont la culture, étant donnée son maximum
d'écart avec la nôtre, fait le plus peur et est à la fois la plus riche. Sa pensée
géographique n'est pas seulement un anarchisme rendu visible dans l'espace ; elle
embrasse l'anthropologie (celle de son temps, née à la fois du romantisme et du
positivisme), puisque l'auteur de LHomme et
la Terre ne se limite pas ce que nous appelons l'histoire. Il remonte plus loin, plus
haut dans « l'avenue des siècles que les trouvailles des archéologues prolongent
constamment »et
n'hésite pas à rattacher le travail de l'historien à celui de l'anthropologue, alors
que l'humanisme classique s'arrête à l'Antiquité et rejette hors champ les peuples
d'avant l'histoire. Comme Marcel Detienne aujourd'hui, Élisée, spontanément, par souci
des données concrètes de l'homme, « ne s'est jamais imposé de frontière entre les
sociétés d'autrefois et les cultures d'ailleurs » ; je crois bien qu'il rirait aux
éclats de la « pureté » où prétendent se tenir nos catégories et nos méthodes de
réflexion.
Paul Klee, un peintre, dira : « L'espace est lui-même
une notion temporelle ». Pour Reclus, et certains de ses contemporains déjà, l'histoire
était une géographie mais qui s'étend à perte
de vue dans le temps. De même que l'homme peut contempler la « surface
des contrées », il peut imaginer la « succession des événements » ; l'imagination
devient alors un il qui « poursuit dans le temps » son activité habituelle
je ne fais que lui emprunter ce vocabulaire tellement suggestif. C'est dans ce contexte,
sans y placer les bornes retenues pour l'histoire scolaire, qu'il convient de replacer
l'exergue de L'Homme et la Terre : « La
Géographie n'est autre chose que l'Histoire dans l'Espace, de même que l'Histoire est la
Géographie dans le Temps ». Élisée a su, mieux que les épigones de Marx, «
spatialiser » sa pensée et introduire la géographie dans la critique du capitalisme
contemporain ; mais il a su également la
« temporaliser », au-delà pour ainsi dire de la critique de l'homme et de la
nature capitalistes de son époque (ou pré-capitalistes). Reclus n'était pas rivé sur
cette minuscule portion de temps que les gazettes nomment « l'actualité » ; ce ne sont
pas non plus les « questions de société », comme disent encore les journalistes, qui
le retiennent. L'histoire chez Reclus, c'est toute
l'histoire. De la nature, des animaux
et du genre humain au sein de « l'immense uni- vers
». Un projet de synthèse d'une tout autre magnitude, et en de nombreux points
prématurée, mais assurément fort éloignée de l'idée restreinte et nationaliste selon
laquelle l'histoire est la conscience que les peuples prennent d'eux-mêmes. La parole
d'Élisée Reclus dit bien : « L'Homme est la nature prenant conscience
d'elle-même ».
*
Dans ce qu'il appelle l'union plénière du civilisé avec
le sauvage, Élisée Reclus imagine un double mouvement de réconciliation : des
hommes à travers lespace et, simultanément, des hommes à travers le temps. Un
métissage spatial : lOccident européen et américain se porte à la
rencontre, dans ses conquêtes violentes, des sociétés premières ; envahisseurs et
aborigènes sont, à la fin dun processus sanglant, « mêlés en une seule
nationalité solidaire », écrit Reclus ; après le choc vient lunion, après
le contraste, lharmonie il emploie ces notions optimistes dès ses débuts de
géographe, influencé encore par Ritter. Mais aussi un métissage temporel, si lon ose écrire, qui
ne veut pas seulement, comme Élisée lui-même a pu le dire initialement dans une
intention beaucoup plus banale, « humaniser (les) forces encore sauvages » cela,
cest la besogne du conquistador et de lévangéliste ,
mais faire que lhomme civilisé, dans la critique même des conditions qui lui sont
faites, retrouve lhomme sauvage à une étape supérieure de son évolution. Cela
peut devenir la besogne de lanarchiste et de lhistorien,
au sens où nous avons vu déjà que Reclus emploie ce dernier mot, ressaisissant toute
lhumanité dans un gigantesque travail (comme le travail de la parturiente) de
récapitulation créante.
Ce double mouvement se reflète dans la construction même
de la dernière encyclopédie de Reclus, LHomme
et la Terre, dont le chapitre douverture est intitulé « Origines » (avec pour
épigraphe : « La succession des âges est pour nous la grande école ») et qui,
six volumes et quelques centaines de milliers dannées plus tard, se clôt sur «
laffirmation du progrès », lequel ne saurait culminer dans le refoulement de toute ancestralité. Lhomme
réellement moderne (ou civilisé) ne serait pas lhomme
davant-garde celui-ci, pour des raisons diverses, est amené à rejeter
le passé , ni lhomme « de son temps » qui est, tout bonnement, à
laise dans son temps ni, encore, lhomme des retours calculés sur le
rythme des saisons. Lhomme moderne serait capable dun utilisation nouvelle du passé. De sorte que chez
Élisée Reclus, la représentation du temps demeure globalement linéaire, comme chez les
progressistes et les causalistes, ce qui nest pas surprenant, sans se couper
entièrement de la perception cyclique des pensées traditionnelles, ce qui lest un
peu plus. La durée est à la fois ligne droite et cercle. Le cyclique nest pas
perçu comme réactionnaire, par rapport au linéaire, uniment progressiste.
*
Ces aspects de l'univers reclusien ont peu attiré
l'attention en France. Peut-être parce que les esprits s'y laissent dévorer par les
questions de la minute qui passe ; peut-être aussi parce que ce sont des thèmes qui
voisinent avec des courants sectaires et confusionnels dans la société présente. Je ne
crois pas, à ce propos, que Reclus aurait confondu ce quil nomme l'union plénière
du sauvage et du civilisé avec le chamanisme de pacotille ou avec les thèses «
primitivistes » développées outre-Atlantique ; à mon idée, elles ne lui eussent pas
beaucoup souri. De surcroît, il est bien clair que les notions de la « primitivité »
sur lesquelles il sappuyait (et de la « simplicité » qui marquerait les
sociétés premières par opposition à nos organisations sociales complexes, et autres
ambiguïtés de vocabulaire ou contresens qu'il importe de replacer dans le contexte
historique du XIXe siècle) sont datés. Ce serait folie fondamentaliste
que de relire les travaux d'Élisée Reclus dans l'espoir de mettre au jour, tant en
géographie quen anthropologie, une information scientifiquement utilisable telle
quelle. Pas plus que Reclus ne proposait de copier le passé très lointain, nous
navons à copier Reclus.
Néanmoins, son interprétation de l'homme ancien et de
l'homme à venir nest pas délirante. Elle coïncide étrangement avec le
phénomène que George Kubler appelait, dans son brillant essai sur les Formes du temps,
« laction coloniale inversée des hommes de lâge de pierre sur les
nations industrielles modernes à une grande distan,ce chronologique. » Elle
contient, pour un lecteur vigilant, des aperçus qui ne le cèdent en rien sur les autres
en profondeur de pensée et en originalité.
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