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Sur
Hermann Hesse et la jeunesse
Joël Cornuault
Quand j'y repense, Le
Loup des steppes joua pour moi et plusieurs de mes camarades, avec L´Âge d'homme et LApprentissage de la ville, le
rôle de roman de formation à la vie en marge. C'était
avant la mode psychédélique. La seule fumette qui avait alors cours à la Goutte d'Or,
dix-huitième arrondissement, était celle du kif, le samedi soir dans les bistrots des
travailleurs algériens. Ils étaient trop
fatigués pour lire Hesse ou quelque livre que ce soit.
En Amérique, Hesse allait devenir un auteur-culte, avec les tubes des Beach
Boys et dans le sillage du dessinateur Crumb importé ici par le magazine «Actuel» -
quelle ne fut pas ma surprise de retrouver Le Loup
des steppes entre toutes les mains des jeunes passagers d'un «Grey Rabbit », le bus des pauvres,
une année où je traversai les États-Unis.
Aujourd'hui encore, cet écrivain dont les livres constituent
sous des formes différentes un unique encouragement à la maturité, attire en premier
lieu la jeunesse. Hesse n'avait pas la gouaillerie propre à la tradition culturelle
française, toujours mordante pour le voisin, malicieuse et prompte à dénoncer ses
erreurs avec esprit - « on " ne la fait pas " au Français, mais il croit aux
miracles de Lourdes », comme l'écrivait drôlement Élie Faure, mais ses uvres
n'excluent pas le moins du monde l'indignation, la colère, ni la subjectivité, marques
des tempéraments indociles, réfractaires. Dans
son vade-mecum intitulé Lecture minute, il sut
montrer les dents, ou décocher ses flèches. De quoi transpercer plus d'un adversaire ou
ravigoter les endormis.
La célébrité littéraire? « Lorsqu'un écrivain se
produit en public et acquiert de la notoriété, la relation entre lui et le monde n'est
presque plus faite que de malentendus. »
La modernité ? «Dans la vie culturelle, n'ont de valeur que
les nouvelles créations qui se détournent de la veille, réhabilitent des valeurs plus
anciennes et oubliées. »
La violence des intellectuels révolutionnaires ?
« Trotski qui ne pouvait supporter de voir rosser un paysan fait abattre sans
scrupule des millions d'hommes au nom de ses idées.»
Lintelligence sans bonté ni sagesse? «Qu'y a-t-il de
plus bête et qui rende plus malheureux que d'être malin? » C'est peut-être la
phrase qu'entre toutes je préfère. Dans sa brièveté - l'une des exigences de la bonne
littérature , et sous son apparente naïveté, elle cache un trésor d'expérience. Et d'intelligence de cette expérience: une
philosophie.
Contrairement
à ce que laisse entendre le titre de Lecture
minute, choisi par Hesse lui-même, ce livre est de ceux qui peuvent être relus à
intervalles réguliers. Parce que, plongés dans nos habitudes, déportés de droite et de
gauche par les événements, distraits par des questions inutiles ou qui ne sont pas
nôtres, ou bouleversés par le tragique de la vie, nous semblons oublier au fur et à
mesure les fondamentaux. Et la pratique
s'écarte toujours plus de la théorie.
Hesse
savait très bien que, pour l'homme, il n'y a probablement rien qui aille sur terre et
probablement rien qui n'aille pas non plus. Que le progrès moral ne nous attend pas forcément
au bout de l'Histoire et que le monde présentera peut- être « éternellement le même
équilibre de bien et de mal ». Il était
de ceux qui ne prétendent pas connaître dans tous ses détails la bonne façon de
conduire la vie; la croient même variable en fonction des situations en temps de guerre,
de famine, de révolution, de régime totalitaire, et ainsi de suite. Mais qui savent que, pour que le monde soit
habitable, il vaut mieux ne pas mentir, ne pas trahir et ne pas tuer. Que l'entraide est préférable à
l'extermination, et la générosité supérieure à la rapacité. Que ces commandements ne
désignent pas le credo d'une secte illuminée, mais sont aujourd'hui un bien commun. Il
savait qu'il y a des choses qu'il ne faut pas pousser à toutes leurs conséquences et
d'autres qu'il vaut mieux ne pas chercher à savoir.
Hesse
nous aide à aller notre train, ce qui ne consiste pas à suivre le cours arbitraire de
nos caprices, mais à respecter ce qui, au fil des ans, se révèle à nous comme notre essence
profonde et notre seule action possible parmi les autres.
Les
philosophies orientales exercèrent sur lui une influence prépondérante. possédant une
vaste culture humaniste, il comprit très tôt le profit qu'il y aurait à introduire les
Chinois et les penseurs de l'Inde dans le fonds commun de la pensée universelle, quelque
chose de très différent de la lecture superficielle du zen qui a cours maintenant. Hesse était religieux issu d'un milieu
religieux , sans dieu ni catéchisme.
Je n'aime
pas son ton un peu préchi précha par endroits. Mais
pouvait-il, peut-on, rayer du vocabulaire les mots « compassion » ou « piété »,
aussi suspects et difficiles à utiliser que l'Histoire, et récemment un humanitarisme
visqueux, les aient rendus? Et que trouver à
redire à la définition suivante: « la piété à laquelle je songe est le respect de
l'individu à l'égard de tout l'univers, de la nature, des autres hommes, le sentiment
d'être concerné et co-responsable ? Ce
langage parle effectivement à la jeunesse.
C'est un
bourgeois, disaient les bolcheviks, qui ignoraient que son histoire personnelle n'était
pas un lit de roses et que le mode de vie équilibré auquel aspira restait un objectif à
atteindre plutôt n'une réalité stable. C'est
un anarchiste, disaient les bourgeois. À mieux regarder, il semble que les valeurs
défendues par Hermann Hesse dans ses essais et ses romans transcendaient de beaucoup
celles de toutes les classes possédantes, incultes, agressives, matérialistes. Ses idées ne servaient pas quune vérité
extérieure, sociale et politique, et seul peut-être un bourgeois avait les moyens
(j'entends la sécurité et la confiance en soi), de les énoncer.
Une de ses remarques grappillée dans son petit bréviaire et
dans laquelle de nombreux tiraillements intérieurs certainement transparaissent, illustre
la tournure de sa pensée: « De même que je dois alterner la nourriture et le jeûne, le
sommeil et la veille, écrit-il, il me faut aussi osciller constamment entre le naturel et
le spirituel, l'expérience et le platonisme, l'ordre et la révolution, le catholicisme
et l'esprit de la Réforme. Qu'un homme vénère l'esprit à longueur de vie et méprise
la nature, soit toujours révolutionnaire et jamais conservateur ou vice-versa, cela me
semble marquer bien de la vertu, du caractère et de la constance, mais je trouve cela
aussi funeste, répugnant et stupide que si quelqu'un ne voulait rien que toujours manger
ou dormir toujours. » Hesse précise son idée en conclusion: « Et cependant tous
les partis, qu'ils soient politiques ou spirituels, religieux ou scientifiques, reposent
sur la même prémisse quun tel comportement est possible, naturel.» La pensée de
Hesse possède toujours cette tonalité. Syncrétique par de nombreux côtés, mais sans
exiger qu'on se convertisse ni convertisse les autres, comme celle de Buber, de
Schweitzer, elle exerce une action rassurante, sans laquelle la vie ne saurait
s'épanouir.
Hesse eut une existence longue et en fin de compte
douloureuse. Il connut deux conflits mondiaux, alors que la violence et la bêtise
politique étaient de ses principales bêtes noires.
« À quoi se rattacher pour rendre de nouveau possible sur
terre quelque chose qui ressemble à de l'esprit, de la dignité, du sens, de la beauté
? » se demandait-il en période de guerre. La question est restée la même en ce
temps d'étrange paix. Hermann Hesse qui, à
la différence de George Orwell resta pacifiste et non-violent, reçut le prix Nobel en
1946, mais notre époque ivre de succès passagers et qui s'en laisse imposer par les
philosophies théoriques au langage entortillé, l'a écarté de la culture officielle. Il
est de ces rares penseurs du XX° siècle qui dont pas soustrait leurs livres à
l'appréciation humaine en les abritant derrière une prétendue valeur esthétique,
stratégique, scientifique ou divertissante.
*
Les oeuvres de Hesse doivent peut-être de poursuivre leur
chemin dans l'esprit des jeunes, et par-delà les premières générations de ses
lecteurs, à ces questions de drogue auxquelles je faisais allusion en commençant,
beaucoup plus familières à l'adolescent moyen d'aujourd'hui qu'elles ne l'étaient du
temps de Hesse ou de mes copains de la Chapelle: rares étaient alors les
surprises-parties où les enfants des classes moyennes s'intoxiquaient avec d'autres
produits que l'alcool bientôt, l'acide, les amphétamines allaient infiltrer la
jeunesse ouvrière et les quartiers pauvres; sous des noms divers, les excitants des
centres nerveux n'ont fait que proliférer depuis.
Mais la jeunesse de maintenant lit sans doute, comme je
l'espère, Siddharta ou Le Jeu des perles de verre pour des motifs
plus exaltants: ces livres cherchent à englober la colère et la révolte dans une
philosophie dynamique de l'existence, où l'errance, l'égarement, ont leur part sans
occuper désespérément tout le tableau. Hesse ne sépare pas la révolte de la louange,
le mouvement de la quiétude.
J'accolais plus haut les noms de Michel Leiris et de Luc
Dietrich à celui de Hermann Hesse. Mon
souvenir associe des tempéraments disparates. Il n'y a pas chez Hesse, fils de
pasteur aisé, la même profonde détresse que chez Dietrich, qui mourut tellement jeune.
Pas de trace d'aveuglement politique, comme chez Leiris, à qui les exégètes font
gentiment grâce de son éloge légèrement étourdi du maoïsme. je vois en Hesse l'un
des rares penseurs antiautoritaires crédibles du
XX° siècle. Un de ceux que l'ont peut donner à lire en confiance à la jeunesse - il
n'a pas été un père au-dessus des reproches, ce n'est pas ce que je veux dire. Sans lui
mentir ni la bercer d'illusions. En
souhaitant qu'elle ressente, comme il nous fut donné de ressentir, joie et illumination
devant certains aspects du monde créé et qu'elle va avoir charge d'augmenter.
Ce poème, cette architecture, s'interroge Hesse, pourquoi
nous ont-ils comblé, imprégné dans notre personnalité profonde? Parce que, répond-il, nous sentons en leur
présence « que le travail et l'abnégation d'un homme nest pas sans valeur ; et
qu'il existe au-delà de l'oppressante solitude dans laquelle tout un chacun traîne sa
vie, quelque chose de commun à tous les hommes, quelque chose de désirable et de
délicieux ; et que, de tout temps, des centaines et des centaines d'êtres humains ont
souffert, travaillé dans la solitude, pour faire que ce bien commun qui rassure soit
visible. » Hesse ramena ces réflexions d'un voyage en Italie. Nous conseillerons donc à la jeunesse de se
rendre dans ce pays.
Quelle injustice, en effet, et quel bas renoncement, il y
aurait à ne transmettre aux enfants, les nôtres et ceux d'autrui, que morosité,
fatigue, angoisse de vivre. Il faut que le
regard sans pitié que l'on porte sur le monde il le mérite bien n'ait pas
pour effet de nous couper des autres. Les
adultes sont tous, peu ou prou, victimes de ce que Mounier appela naguère « la
baisse massive de la valeur du monde », une « peur de vivre évolutive » qui pousse le
vieillard à ressasser ses regrets. « Paris a bien changé, il n'y a plus
une seule jolie femme à Paris »! Hesse ne
fut jamais ce cadavre vivant. On n'écrit pas pour aggraver le mal et la misère. La
culture est tombée entre les mains de gens de gauche qui ne savent pas, ou feignent
d'ignorer parce que pour l'instant cela fait chic ou s'avère rentable, que flétrir
incessamment la condition humaine st par tradition plutôt de droite et réactionnaire.
Ce qui nous est cher,
c'est cet attachement de Hesse à ses années d'enfance ont témoignent nombre de ses
récits ou romans. Le souvenir qu'il a gardé des silhouettes conjointes de son père et
de sa mère dans un chemin ensoleillé. La magie des jouets. Le contact sensible avec le
monde autour. La grande prairie, derrière la maison familiale, où il allait vagabonder
ou se consoler de ses chagrins et de ses tourments. Les lances que l'on taille à cet âge
; les polissonneries dont les vitres des voisins ont à pâtir.
À la fin de l'enfance, nous chutons dans le temps, nous
basculons dans un univers où une chose telle que le temps existe; avant, il ny
avait qu'une durée sans limite. « Les mois et les saisons perdent leur profondeur
insondable, dit Hesse, la vie nexiste plus dans sa plénitude. Les fêtes, les dimanches, les anniversaires ne se
présentent plus à nous comme des surprises, leur date et leur retour ont la même
fixité que les chiffres des heures sur le cadran d'une montre et nous savons combien de
temps il faudra à l'aiguille pour les atteindre. »
Ladulte s'accommodera comme il pourra de ces fixités,
mais quand il aura beaucoup vécu, ce qui lui était d'abord donné devra de plus en plus
souvent être gagné, ou ne lui sera plus octroyé qu'à intervalles espacés, à certains
moments de gloire. À moins qu'il ne développe en lui l'inclination au rêve par laquelle
un pan de sa vie se rattache encore à l'univers de l'enfance. Toute l'uvre de Hesse parle d'une formation
harmonieuse de la personne, car la vie est brève à connaître pour la sensibilité et
longue en ce qu'elle éprouve notre courage, notre cohérence : on ny doit pas faire
le bien qu'une fois. Mais sa nature rêveuse
colore pour moi toute la personnalité littéraire de Hermann Hesse et c'est elle qui,
probablement, empêche que cet homme et ses idées nous paraissent agressives, méchantes.
Comme ce sage pyrénéen dont les surréalistes voulurent un
temps faire le Douanier Rousseau de la poésie, Hesse parlait le langage des fleurs,
c'est-à-dire un langage que les gens tout en cervelle nécoutent guère, ou je me
trompe fort.
Joël Cornuault
(Revue Plein Chant, numéro
67, printemps 1999) |
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