PARCOURS
FAGNARDS
Pascal Naud
Sur le
chemin de la Vecquée
arrêt
près dune vieille pierre bornue et penchue
marquée
dun B et dun P maladroitement martelé
Jean-Marie
nous lit quelques textes fagnards
jécoute
tout en observant ce signe désuet
qui nous
rappelle que naguère
il y
avait ici en ces herbeuses solitudes une frontière
oubliée
depuis par les déclinaisons de lhistoire
je la
suis sur la carte en répérant les bornes
tracée
en 1816 à la suite du Congrès de Vienne
cette
ligne imaginaire traverse le Haut Plateau
selon
une logique peu commune
chez les
adeptes de la règle et du compas
car elle
suit et entrelace les cours deau
vers le
Nord en épousant la Helle
vers le
Sud en longeant la Hoëgne
quelle
traverse pour rejoindre le Ru de Tarnion
et
descendre ensuite lEau Rouge jusquà lAmblève
étrange
fluidité dune frontière
rendue
caduque en 1922 suite au Traité de Versailles
en fait
ce tracé reprend ruisseau pour ruisseau
lancienne
démarcation qui séparait
les
«civitates» romaines (Tongres et Cologne)
la même
qui au moyen âge délimitait
le
diocèse de Liège et larchidiocèse de Cologne
curieuse pérennité dune hydrofrontière
frayant
parmi des toponymes aux accents mêlés
rudes et
saillantes sonorités du celtique
du
francique et de lallemand
Ard (Lieu élevé) Tricht (Passage deau)
Wrack (Terre inculte) Bar (Eau courante)
Lech (Rocher) Broich (Marais) Scheit (Endroit boisé)
Bîl (Escarpé) Kal (Sombre) Pfuhl (Bourbier)
enchâssées
de consonances romanes moins râpeuses
comme
Clefaye (de Calbor, «Source froide»)
Botrange
(de Bod, «Divinité lumineuse»)
Stockai
(de Stock, «Tronc darbre») ou Herbofaye
(du
celtique Werbô, «Les ruisseaux du sommet»
et du
wallon Faye, «Fagne» ou «Hêtraie»)
ici la
poésie du lieu se dit avec des mots simples
et nous
parle deau qui ruisselle ou qui bouillonne
de terre
sombre ferme et boisée ou couverte de genêts
elle
nous parle de bourbier de marais et de passage étroit
de
pierres saillantes de ravins et de branches tordues
ici peu
de mythologie sinon de rares évocations
dont le
sens souvent se perd dans les pessières
ce quil
y a par contre et en pagaille
ce sont
des stèles et des croix beaucoup de croix
la
plupart sont récentes et nous rappellent combien
ce
haut-lieu dherbe de brouillard et de vent
nappartient
quà lui-même pas aux hommes
sy
aventure qui veut mais à ses risques et périls
ici dune
manière ou dune autre on ne fait que passer
et il ny
a pas de barque pour aider légaré
hiver
comme été le temps se joue du genre humain
trop
froid trop humide trop venteux
trop de
marécages pas assez denjeux pour y demeurer
sinon
naguère pour les charbonniers et les bergers
ici on
ne fait que passer
ne reste
en définitive que des traces érodées
une
brassée de noms oubliés dans un almanach jauni
Jean-Marie
parle toujours mais quil me pardonne
je nécoute
pas mon esprit est ailleurs
loin
au-delà des boulaies et des crêtes forestières
loin
vers lOuest là où coule la Meuse
loin
vers lEst là où coule le Rhin
je
survole la carte prends de nouveaux repères
que de
routes et de croisements sur ce vieux massif
que de
droites enchevêtrées de droites
pour my
retrouver jefface dabord le quadrillage serré
des
coupe-feu puis les voies modernes
danciens
chemins creux apparaissent
du doigt
jessaie de les suivre
mais la
plupart disparaissent sous les pinèdes
nous
sommes au cur dun étonnant réseau de lignes
qui ne
mènent plus nulle part sinon à contre-voie
en
marchant à rebours dans les atlas du passé
cartes sur cartes
mais
lesquelles retenir
les
prussiennes les liégeoises les luxembourgeoises
celles
du Limbourg de Stavelot-Malmédy de Juliers
celles
qui ajoutent et détournent
celles
qui biffent et reprennent plus loin
celles
qui imposent ce que lusage ne consacre plus
cartes sur cartes
itinéraires
confus brumes de signes révolus
je ferme
les yeux pour y voir clair
tout se
disperse ne reste plus quune carte blanche
doù
se détache un nom Via Transuerisca
«Voie
passant par les eaux supérieures»
Via
Transuerisca
au VIIe
siècle ce chemin secondaire servit de limite
au
domaine de labbaye de Stavelot-Malmédy
et
menait de la région de Theux à celle dAmblève
en
empruntant un tronçon de lancienne voie romaine
qui elle reliait Maestricht à Coblence
au
confluent du Rhin et de la Moselle
«Voie
passant par les eaux supérieures»
ce
tracé mintrigue
pourquoi
un tel détour par les marais
quels
motifs ont inspiré sa construction
là où
il ny a rien que de leau et de la tourbe
pour des
raisons stratégiques disent certains
le
barbare nest pas loin et la vue vers lEst très dégagée
sans
doute certes mais encore
à
nouveau mon esprit senvole par-delà les bouleaux
attiré
vers dautres pistes et peu importe
si ces
sentiers ne mènent nulle part
limportant
cest douvrir poétiquement lespace
et dun
geste large parcourir létendue
loin
vers le Nord puis le Sud
loin
vers lOuest puis lEst
pourquoi
toujours parler en termes de frontière
ici où
il ny a rien que de leau et de la tourbe
nous
sommes au cur dune étonnante géographie
dun
côté la plaine rhénane et au-delà
la
forêt de Teutobourg entre le Rhin et la Weser
de lautre
les collines mosanes et au-delà
la
Forêt Charbonnière entre lEscaut et la Meuse
de
vastes et polyphoniques étendues
qui en
apparence nont rien en commun
sinon la
culminante Ardenne-Eifel
jy
vois surtout un espace de connivence plurielle
qui
naguère fut parcouru par un même souffle
traversé
par une même ferveur créatrice
cétait
il y a longtemps à cette époque lointaine
où
Liège et Cologne étaient des foyers de culture
des lieux «habités» vers lesquels convergeaient les
esprits
jimagine
cette époque avec en mémoire
une
carte hollandaise du XVIIe siècle
orientée
à lOuest elle représente le réseau fluvial
et
routier du diocèse de Liège au moyen âge
que de
chemins de parcours et de passages possibles
ce que
je vois ce nest pas un Territorium clausum
un
territoire cadastré et clos
géré
par de quelconques dynastes ou seigneurs locaux
mais un
pays ramifié et ouvert traversé de rumeurs
venues dAngleterre
de Picardie de Bourgogne dItalie
de
Byzance de Carinthie de Bohème et dailleurs
tout un
monde affairé martelant les chaussées
et ce
que jentends ce nest pas tant le charroi
des
marchands des militaires ou des illustres du temps
que
celui des artisans des jongleurs et des poètes
des
clercs vagants des fous de Dieu ou du Diable
toute
une faune anonyme et extravagante
voguant
qui sur la Nef des fous qui sur la Nef des sages
allant
de lieu en lieu entre Nimègue et Trèves
entre
Münster et Tournai insoucieux des frontières
ici en
ces herbeuses solitudes jimagine cette époque
et ce
qui me captive le plus ce nest pas les retables
les
évangéliaires les reliquaires ou les antiphonaires
mais
bien cette énergie uvrante et désuvrante
cette
vigueur créatrice et transhumaine
allant
nomadisant pour le meilleur ou pour le pire
dans les
cinq directions de lesprit
ce nest
pas le Magnificat et autre cantique
sinon
quelques enluminures quelques calligraphies
avec
cette manière singulière de dessiner les us et les g
tout un
style à la fois ferme et fluide vital et fluctuant
sinon
encore quelques fragments du Codex Buranus
écrit
par ce clerc vagant qui se baptisa
non sans
ironie du nom d«Archipoeta»
qui
était-il doù venait-il ce sceptique qui aimait plus
la
poésie le vin et les filles que les antiennes du vicaire
nul ne
le sait et au fond cela na pas dimportance
car lessentiel
nest pas dans les fables
ou les
histoires celles qui sécrivent à coup de H
quelques
traces inspirées quelques lignes sans nom
souvent
suffisent pour faire revivre des mondes oubliés
ici les
pieds dans la tourbe
au cur
dune étonnante géographie
jimagine
cette époque toute cette faune
en
mouvement martelant les chaussées
mais
certains diront que jextravague
que la
réalité fut certainement tout autre
avec son
cortège de fureurs et de discours bêtifiants
sans
doute certes mais pas plus quaujourdhui
et cest
bien cela qui minspire me fait comprendre
lillogisme
de certains tracés de ces chemins détournés
rendus
nécessaires déjà par les aléas du temps
qui dira
limportance de ces sentiers perdus où lesprit
peut sattarder
ou ségarer et par là même se fortifier
nest-ce pas cela qui favorisa ce haut moment de
culture
Paru
dans Poésie 98 numéro 74
Octobre
1998
|